Accélération et anti-production

Anna Longo1

Pour faire face à la progressive dégradation des conditions de la vie sur Terre, Il est évident qu’il faudrait accélérer la résolution des insuffisances du système économique actuel pour le dépasser vers une nouvelle phase post-capitaliste : événement annoncé depuis longtemps, toujours en train d’arriver et qu’on n’a plus le temps d’attendre. Cependant, si pour certains c’est le progrès technologique qui nous permettra de résoudre les problèmes, pour d’autres c’est la technocratie et son idéal de croissance illimitée qu’il s’agit de contester. D’un côté, il serait question de se libérer, par le développement technologique, des actuelles limites posées à la production et à la satisfaction des besoins ; de l’autre, il s’agirait de sortir du paradigme destructeur de l’innovation par lequel le manque est reproduit à travers la consommation à outrance. Pour certains, le progrès est indissociable de la croissance économique ; pour d’autres l’émancipation est indissociable de la décroissance. 

Bien que la philosophie de Deleuze et Guattari soit souvent utilisée pour justifier les propos des technocrates, il me semble au contraire qu’elle fournit le cadre théorétique permettant d’expliquer pourquoi la décroissance est compatible avec la créativité et l’épanouissement du plus grand nombre, thèse qui peut paraitre paradoxale à première vue. Dans ce qui suit, je vais d’abord introduire les arguments par lesquels Ray Kurzweil soutient l’impératif de la croissance via l’accélération du progrès technologique, et je montrerai ensuite comment Nick Land se sert de L’Anti-Œdipe pour appuyer des conclusions semblables. Enfin, j’expliquerai pourquoi les théories des fondateurs de l’écologie politique – Ivan Illich, Nicolas Georgescu-Roegen et André Gorz – sont compatibles avec l’ontologie proposée par Deleuze et Guattari.

Accélération de l’évolution par la technique

Transhumaniste, prophète de la singularité technologique et directeur de la recherche en IA chez Google, Kurzweil soutient que les dispositifs computationnels, notamment l’IA, prolongent la tendance de l’évolution naturelle vers la production de patterns d’information plus ordonnés. Comme il l’explique, si l’ordre est « une information conforme à un but2 » et « la mesure de l’ordre est la mesure de l’adéquation de l’information à ce but3 », il s’en suit que « l’évolution est un processus de création de modèles en ordre croissant4 ». L’évolution naturelle se déploie ainsi à travers l’émergence de systèmes de traitement de l’information plus ordonnés et capables de modéliser les patterns moins ordonnés d’une façon à mettre en place des comportements plus adaptés. En conséquence, « chaque étape de l’évolution se construit sur les fruits de l’étape précédente, donc le niveau de progrès d’un processus évolutif augmente au moins exponentiellement au fil du temps5 ». La « loi du retour accéléré » est ainsi à l’œuvre dans l’évolution naturelle comme dans le développement technique dans lequel le processus se prolonge et s’intensifie. L’émergence de la capacité d’apprentissage humaine a rendu sensible la loi du retour accéléré qui se manifeste de façon encore plus évidente dans la rapidité du progrès technologique actuel. Cependant, si l’ordre des systèmes naturels de traitement de l’information se mesure en termes d’adéquation du comportement à la survie et à la diffusion de l’espèce, en revanche, pour ce qui concerne l’évolution technique, « l’impératif économique est l’équivalent de la survie dans l’évolution biologique6 » : la loi du retour accéléré s’exprime ainsi par l’augmentation du taux de croissance économique. C’est en effet le rendement économique qui détermine le succès d’une innovation technique, et c’est le succès d’une innovation qui permet d’obtenir les ressources à investir pour le développement ultérieur. La croissance est ainsi le signe de l’accélération de l’évolution que les nouvelles technologies d’information rendent possible, et la condition pour la poursuite du progrès au-delà des limites computationnelles du cerveau biologique. On comprend dès lors que les technologies d’information sont à la fois le résultat de l’apprentissage humain et le moyen à travers lequel cette même procédure d’apprentissage est optimisée, rendue ainsi plus « créative » et productive. Notamment, selon Kurzweil, l’IA est susceptible d’accélérer à l’infini le processus d’évolution et de transformation du réel. Pour s’adapter au nouvel environnement et à l’inimaginable rapidité des innovations à venir, l’humain devra ainsi fusionner avec la technologie, il ne sera plus l’être biologique qu’on connait mais sa version « améliorée ». 

Partageant l’idée que les transformations évolutives sont désormais orientées par les exigences du développement technique, Nick Land inscrit cette perspective dans le débat philosophique sur le dépassement du capitalisme en se démarquant par son antihumanisme. Sa proposition d’accélérer le déploiement du techno-capitalisme est ouvertement inspirée par L’anti-Œdipe, notamment par le passage où les auteurs suggèrent d’ « aller toujours plus loin dans la tendance, jusqu’au point où le capitalisme s’enverrait dans la lune avec tous ses flux7 ». Selon Land, la leçon à tirer de Deleuze et Guattari est que le capitalisme est un processus révolutionnaire où s’exprime le désir comme « production de production » : plutôt qu’inhiber la tendance, il faudrait ainsi seconder la déterritorialisation jusqu’à ses limites absolues8. Le techno-capitalisme ne serait pas simplement un processus d’optimisation des moyens de satisfaire les besoins de l’humain, mais un processus de transformation technique de l’évolution emportant le vivant dans un devenir-inorganique9. Comme Kurzweil, Land est persuadé que l’accélération du processus dépend du circuit de feedback positif10 par lequel l’innovation technologique rend disponibles, de façon toujours plus efficace, les ressources énergétiques et économique nécessaires au développement ultérieur. Cependant, il considère la singularité comme le seuil de la déterritorialisation absolue invoquée par Deleuze et Guattari et l’entend comme dissolution des formes individuées dans le Corps sans organes (CsO). 

Production et Anti-production

Kurzweil et Land partagent donc une vision semblable de l’évolution comme un processus s’achevant par l’émergence et l’affirmation d’une intelligence inhumaine et inorganique capable de tout emporter, se déployant de façon autonome par l’invention de ses propres règles. Cependant la question se pose de savoir si, étant données les limites des ressources planétaires, cette accélération infinie du développement du techno-capitalisme est effectivement envisageable. 

Pour ce qui concerne Kurzweil, il est persuadé que le problème des limites matérielles ne se pose pas puisque le progrès technologique implique non seulement une meilleure utilisation des ressources, et donc une augmentation du rendement, mais aussi la possibilité d’employer des nouvelles sources abondantes ou inépuisables d’énergie (nucléaire, ou solaire). Autrement dit, la super-intelligence trouvera la façon de s’émanciper de toute contrainte. 

Toutefois, il me semble que l’observation de Nicholas Georgescu-Roegen11 à propos de l’augmentation de l’entropie est assez pertinente non seulement à l’égard de l’impossibilité de l’accélération infinie (thèse qu’on peut démentir sans trop de difficultés), mais surtout puisqu’elle démasque la destruction irréversible qui s’accompagne de l’augmentation de l’efficience productive. Comme il le remarque, les économistes ont toujours refusé de prendre un compte un aspect fondamental de la productivité innovante : l’anti-production qui l’accompagne et qui se manifeste par l’accélération de l’accumulation de déchets, de matières épuisée et inutilisables dont les effets polluants diminuent le rendement des sols et de la biosphère en général. Comme il l’explique, « la matière-énergie absorbée par le processus économique l’est dans un état de basse entropie et elle en sort dans un état de haute entropie12 », ces restes à haute entropie ne peuvent plus être utilisés dans aucun processus productif, ni technique ni naturel. Autrement dit, plutôt qu’accroitre l’ordre, l’actuel paradigme d’innovation ne ferait qu’engendrer du désordre. Cette création de destruction est exacerbée par l’utilisation massive d’énergies fossiles produisant des déchets qui détériorent rapidement l’environnement et minent les conditions de la vie : « chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir13 ». En outre, plus ces productions techniques sont sophistiquées et ordonnées (au point de vue de leur efficacité productive), plus elles engendrent des déchets dangereux : « des motocyclettes, des automobiles, des avions à réaction, des réfrigérateurs, etc., ‘plus gros et meilleurs’, entraînent non seulement un épuisement ‘plus gros et meilleur’ de ressources naturelles, mais aussi une pollution ‘plus grosse et meilleure’14 ». 

Comme les économistes qui ne voient pas la destruction irréversible qui accompagne la croissance économique, Kurzweil ne prend pas en compte la production d’information désordonnée (à haute entropie et inutilisable) qui compense l’augmentation de l’ordre exhibé par les dispositifs techniques, c’est-à-dire leur efficacité productive. C’est en raison de cet oubli qu’il peut soutenir que l’évolution technologique est un processus anti-entropique :

Il pourrait sembler que cet aspect de la loi du retour accéléré contredise la seconde loi de thermodynamique, qui implique que l’entropie (le facteur aléatoire dans un système clos) ne peut diminuer, et donc qu’il augmente de façon générale. Cependant, la loi du retour accéléré s’applique à l’évolution, qui n’est pas un système fermé. Elle prend place dans un chaos immense et dépend donc du désordre, duquel elle tire ses options pour la diversité. Et de ses options, un processus évolutif supprime continuellement ses erreurs pour créer un ordre encore plus grand15.

Or, toute la question est de savoir si la suppression des patterns d’information que Kurzweil définit comme moins ordonnés – ressources énergétiques, technologie usagées et obsolètes, mais aussi les formes de vie incapables de s’adapter au changement technique de l’environnement – ne devrait pas être considérée comme une perte, comme un gaspillage inutile, plutôt que comme un signe du progrès. En considérant l’évolution selon le modèle de la compétition économique, Kurzweil considère en effet la sélection naturelle comme un mécanisme d’élimination des moins adaptées, ce qui rend la destruction nécessairement inscrite dans le processus évolutif de création d’ordre. 

À l’inverse, Georgescu-Roegen tient le paradigme de croissance et innovation technique pour la cause de l’accélération du désordre planétaire en ce qu’il provoque la destruction et le remplacement des systèmes naturels à basse production d’entropie. Non seulement l’énergie solaire est la source première des écosystèmes, mais dans les cycles naturels les déchets produits par un processus de transformation énergétique sont presque complètement utilisables par un autre. De ce point de vue, les systèmes naturels sont plus « intelligents » et plus adaptés que les systèmes techniques : ces derniers accélèrent le désordre tandis que les premiers tendent à préserver l’ordre permettant à la vie de continuer à se déployer sur le long terme. Autrement dit, pour le fondateur de l’écologie économique, la véritable richesse à préserver est la pluralité des formes de vie à basse production entropique où s’exprime la surprenante intelligence de l’évolution, l’humanité devrait tirer son inspiration de ces systèmes et apprendre à « faire mieux avec moins ».

Contrairement à Kurzweil, Land reconnait la tendance dissipative impliquée par le processus d’évolution du techno-capitalisme qu’il suggère d’accélérer jusqu’à la complète dissolution de toute forme organisée. En ce sens, l’entropie ne serait que l’expression de la pulsion de mort en quoi consiste, selon Land, le désir. Suivant sa lecture de L’Anti-Œdipe, il invite à poursuivre la ligne de déterritorialisation tracée par l’innovation technologique jusqu’au corps sans organes qu’il conçoit comme l’intensité = 0 du chaos, comme la différence en soi à partir de laquelle les organismes se différencient comme des degrés d’intensité particuliers16. De ce point de vue, dans leur effort de se préserver dans leurs formes réciproquement limitées, les organisations individuées inhibent l’écoulement du désir comme tendance à la dissipation intensive (décodage des flux) dans la substance illimitée du corps sans organes. Selon la lecture de Land, le CsO est la mort, l’identité de la différence (intensité = 0) se désirant à travers la dissolution des formes différenciées (degrés d’intensité) dans lesquelles elle se trouve aliénée : il n’y que la mort qui désire et tout désir est désir de mort17. Le techno-capitalisme est ainsi une véritable force révolutionnaire qui accélère la déterritorialisation par laquelle la vie est progressivement rendue à son essence inorganique, au fond chaotique où les flux décodés du désir s’écoulent librement. Ainsi, en tant que tendance à la dissipation du divers dans l’identité du chaos, le techno-capitalisme de Land est un processus intrinsèquement entropique. En conséquence, la transformation irréversible de ressources à basse entropie en déchets inutilisables à haute entropie serait, selon lui, à saluer comme conforme à la tendance libératrice qui se manifeste par la dissolution des formes individuées dans lesquelles le désir s’inhibe et se détourne.

La créativité de la multiplicité et la multiplicité de la création

Tout en reconnaissant l’anti-production qui accompagne la dynamique de déterritorialisation du système capitaliste, Deleuze et Guattari ne suggèrent pas d’obéir aux sentences de mort mais, au contraire, de réagir par la fuite. Comme il le disent, « l’entreprise de mort est une des formes principales et spécifiques de l’absorption de la plus-value dans le capitalisme18 » et l’anti-production est la stratégie employée « pour boucher les échappées schizophréniques et faire garrot sur les fuites 19». La fuite schizo est en effet l’expression d’un désir de vie qui s’oppose au désir mortifère qui coule dans l’agencement instancié par la machine sociale répressive du capitalisme. 

Dans son interprétation, Land ne prend pas en compte la distinction entre machine sociale capitaliste molaire et machines « désirantes » moléculaires. Comme les auteurs de L’anti-Œdipe l’expliquent pourtant, la véritable opposition théorique se situe « entre les flux décodés tels qu’ils entrent dans une axiomatique de classe sur le corps plein du capital, et les flux décodés qui ne se libèrent pas moins de cette axiomatique que du signifiant despotique, qui franchissent ce mur et ce mur du mur, et se mettent à couler sur le corps plein sans organes » : l’écart fondamental est « entre les servants de la machine et ceux qui la font sauter ou font sauter les rouages », c’est-à-dire « entre le régime de la machine sociale et celui des machines désirantes20 ». Contrairement à ce que Land soutient, pour Deleuze et Guattari, le CsO présupposé par la machine capitaliste n’est pas l’absolument déterritorialisé mais le « corps plein du capital-argent ». Ce corps, qui sera qualifié de cancéreux dans Milles plateaux, produit toute chose comme une réalisation du capital et comme un moyen d’en produire davantage. La fuite véritable consiste ainsi à échapper aux déterminations répressives de la machine installée sur ce CsO et s’en construire un autre en conformité avec l’expression d’un désir réellement productif, désir de vie plutôt que de mort. 

Pour bien comprendre la notion de fuite révolutionnaire proposée par Deleuze et Guattari, il est important de souligner que le CsO du capital n’est qu’une zone dans le patchwork de la multiplicité virtuelle du plan d’immanence : la déterritorialisation absolue consiste ainsi à accéder à des conditions d’individuation excédant celles de l’agencement capitaliste. Inspiré par la géométrie riemannienne, la multiplicité virtuelle du plan d’immanence est une sorte d’espace topologique où se distribuent les rapports différentiels et les singularités (intensités tendant vers 0) qui constituent les conditions problématiques aptes à engendrer, comme solution, des processus d’individuation collective. Ne se divisant qu’en changeant de nature, la multiplicité virtuelle se compose par voisinages hétérogènes, des corps sans organes désirant la production d’assemblages singuliers. Chaque zone de la multiplicité du plan d’immanence est à son tour une multiplicité, c’est-à-dire que chaque être individué dans un agencement collectif est à son tour un agencement collectif singulier : c’est le sens de la schizophrénie, processus par lequel non seulement on s’éprouve comme multiplicité mais on élargit aussi le spectre des meutes hétérogènes par lesquelles se faire habiter. Comme Deleuze et Guattari le disent dans un très beau passage au début de L’Anti-Œdipe, le schizo est « l’homme nature » qui produit en accord avec le désir d’une production multiple du multiple et qui ne cesse de s’éprouver comme le produit d’une multiplicité hétérogène :

Il n’y a pas davantage de distinction homme-nature : l’essence humaine de la nature et l’essence naturelle de l’homme s’identifient dans la nature comme production ou industrie, c’est-à-dire aussi bien dans la vie générique de l’homme. L’industrie n’est plus prise alors dans un rapport extrinsèque d’utilité, mais dans son identité fondamentale avec la nature comme production de l’homme et par l’homme. Non pas l’homme en tant que roi de la création, mais plutôt celui qui est touché par la vie profonde de toutes les formes ou de tous les genres, qui est chargé des étoiles et des animaux même, et qui ne cesse de brancher une machine-organe sur une machine-énergie, un arbre dans son corps, un sein dans la bouche, le soleil dans le cul : éternel préposé aux machines de l’univers21.

Les différents types de machines sont branchées sur des CsO différents et produisent en accord avec les intensités (rapports différentiels et singularités) qui les différentient. Par exemple la machine sociale capitaliste est branchée sur le CsO du capital et son axiomatique module et organise la connexion des machines singulières (branchées sur des voisinages intensifs particuliers), les unes branchées sur les flux produits par les autres. L’axiomatique procède par un élargissement du champ des réalisations du capital (déterritorialisation), par la capture des modes d’existence qui lui échappent (décodage), et leur reconversion en biens de consommation nouveaux et désirables (reterritorialisation). Ce processus implique d’une part l’innovation permanente nécessaire à contraster la baisse tendancielle du taux de profit et, de l’autre part, la destruction par laquelle le manque est constamment reproduit au sein de l’abondance (anti-production).

Comme Ivan Illich aussi l’avait noté, l’innovation technologique reproduit le besoin qu’elle promet de combler. Développées en vue d’assurer la croissance du marché globale, les nouvelles technologies sont un puissant moyen d’assujettissement : la plupart de la population mondiale est rendue dépendante de l’infrastructure technologique et forcée à utiliser des services qui profitent surtout aux grandes entreprises multinationales. L’impérialisme technique prive les communautés de leurs savoirs-faires, les rendant dépendantes de l’infrastructure développée par les experts selon des standards se prétendant universels. 

L’anti-production se manifeste ainsi comme production de pollution qui mine la capacité des écosystèmes de soutenir la vie ainsi que comme suppression des modes d’existence moins compétitifs sur le plan du rendement économique. 

Pour Illich comme pour Deleuze et Guattari, l’émancipation n’est pas du côté de la logique dissipative qui détourne tout désir singulier en désir de consommer et de se faire consommer, mais du côté de la contestation de l’axiomatique des flux monétaires déterritorialisés et de l’agencement social qui la réalise. De ce point de vue, il ne suffit pas de proposer des reformes du système, mais il s’agit d’invoquer un autre type d’agencement collectif, comme l’on en appelle au « peuple qui n’existe pas encore ». La fuite créative et révolutionnaire dont parlent Deleuze et Guattari vise à se libérer du mode d’individuation conforme à la productivité de la machine sociale capitaliste par une déterritorialisation absolue et capable d’accéder au plan d’immanence. C’est là, au-delà des limites du CsO du capital argent, qu’on peut essayer d’installer une machine désirante capable de produire des nouvelles formes d’individuation singulière et collective. Malheureusement, c’est sur ce type de fuite créative que s’abat la plus violente répression de l’axiomatique capitaliste dans son effort de récupération économique. En effet, comme Deleuze et Guattari le remarquent, « combien de groupes révolutionnaires en tant que tels sont déjà en place pour une récupération qui ne se fera que dans l’avenir, et forment un appareil pour l’absorption d’une plus-value qui n’est même pas encore produite22 ». Sous la domination de l’axiomatique capitaliste, les fuites créatives finissent le plus souvent par alimenter la croissance du système, et le désir qui les alimente est détourné en désir de richesse, « c’est la monnaie et le marché, la vraie police du capitalisme23 ». D’où l’ambigüité de l’accélération proposée dans le passage de L’anti-Œdipe cité par Land : lorsque Deleuze et Guattari invitent à continuer à défier la puissance de l’axiomatique malgré les très faibles chances de succès, en revanche le théoricien du Dark enlightenement invite à multiplier les occasions de déterritorialisation répressive à travers lesquelles l’existant est progressivement dissout dans les flux du capital. 

Plutôt que comme multiplication des modes de vie singuliers et comme variation continue des agencements collectifs hétérogènes, le désir capitaliste s’exprime comme suppression des différences dans une tendance à l’homogénéisation globale qui va dans le sens d’une progressive adéquation aux exigences de l’efficacité de la production technologique. On pourrait dire que ce processus est entropique en ce que, afin d’extraire de la plus-value, il supprime des formes de vies singulières et produit des déchets inutilisables, improductifs, avec lesquels on ne peut plus s’agencer. 

En revanche, la pure production désirante qualifiée de schizophrène dans L’anti-Œdipe est créative en termes de production de modes de vie multiples et singuliers. Elle est en outre compatible avec une productivité à faible entropie. Comme dans les cycles naturels décrits par Georgescu-Roegen où les restes sont presque entièrement remployés pour reproduire la vie, dans la production désirante « toujours du produire se greffe sur le produit, et les pièces de la machine sont aussi bien le combustible24 ». Il s’ensuit que la croissance, en tant que reproduction illimitée du capital par la suppression de la diversité des formes de vie, menace la créativité de la production désirante et condamne le divers à sa dissipation dans l’homogène. La productivité des machines abstraites, en effet, ne se mesure pas en termes de reproduction du même (du capital) mais par rapport à la multiplicité des existences, singulières et collectives, humaines et non-humaines, qu’elle laisse s’épanouir. De ce point de vue, l’évolution est un processus de multiplication des espèces et des modes de vie hétérogènes plutôt qu’une compétition sélective légitimant la diffusion globale et la domination de la stratégie gagnante. Il s’ensuit que les machines techniques sont des conséquences de l’agencement singulier qui les produit : le choix des outils est ainsi intrinsèquement politique, parce que choisir – sélectionner – s’oppose à la politique du développement universel des technologies à imposer à tout le monde. 

Multiplicité, décroissance et écologie politique

La métaphysique immanentiste deleuzienne se fonde sur le principe de multiplicité. Le virtuel, ou le plan d’immanence, est conçu comme un espace topologique à la fois unique et plurielle où se distribuent les conditions différentielles pour la genèse intensive d’une réalité où ce sont les différences qui s’expriment en se différenciant. En découle une ontologie univoque où chaque chose est une expression singulière de la multiplicité au sein d’une réalité d’autant plus riche qu’elle enveloppe des CsO hétérogènes. Il s’ensuit que la réalité produite par la machine capitaliste est très pauvre en ce que son axiomatique ne réalise, par sa production, que le capital. La production de cette machine est en outre appauvrissant en tant qu’elle supprime et détourne tout désir de faire agencement autrement que d’une manière conforme à la circulation des flux monétaires. Cet appauvrissement progressif de la polyvocité expressive de l’Être est la condition d’accélération de la croissance économique et des innovations de l’axiomatique. 

Le mécanisme destructeur qui nourrit la croissance a été dévoilé aussi par des théoriciens de la décroissance tels Georgesu-Roegen, Ivan Illich et André Gorz. Comme ce dernier le remarque,

Le système n’a pu que croître et se reproduire qu’en accélérant la destruction en même temps que la production de marchandises ; en organisant de nouvelles raretés à mesure que croissait la masse des richesses ; en dévalorisant celles-ci quand elles risquaient de devenir accessibles à tous ; et en perpétuant de la sorte la pauvreté en même temps que les privilèges, la frustration en même temps que l’opulence25.

Comme Deleuze et Guattari, Gorz (qui reprend sur ce point les analyses de Illich) est persuadé que le besoin et le manque sont constamment reproduits par le développement même des technologies productives qui promettent de les extirper. C’est la violente imposition généralisée des modes de production optimisés qui rend obsolètes les pratiques et les savoir-faire par lesquels des groupes pouvaient satisfaire de façon autonome leurs désirs. Le résultat est une réorganisation technique des rapports et des relations dans un sens conforme à l’extraction plus efficace de la plus-value. Comme Gorz le note,

L’appareil de production exige pour son fonctionnement un important appareil d’administration et de services publics (l’appareil d’État) et, par la médiation de ce dernier, transforme la société en un système de rapports d’extériorité dont les individus sont non pas les agents-sujets mais les objets-agis : les administrés. (…) La société dépérit au service de l’État, les options, libertés et pouvoirs politiques au profit des impératifs technocratiques26

Le système technologie se charge ainsi de gérer les relations et les échanges en déterminant les conditions de l’individuation subjective conforme à l’agencement capitaliste. L’effet est l’exclusion de toute autre manière de s’organiser collectivement, l’exclusion de la possibilité de satisfaire d’autres désirs que ceux qui peuvent être comblés par la consommation renouvelée. La solution proposée par Gorz consiste ainsi à

gagner sur la mégamachine des espaces de plus en plus étendus où puisse librement s’épanouir une logique de vie, et à rendre le système compatible – par ses orientations, ses techniques, les limites de l’espace qu’il occupe, les restrictions et les règles auxquelles son fonctionnement est soumis – avec ce libre épanouissement27

On pourrait dire que Gorz conçoit la véritable fuite révolutionnaire comme l’expérimentation de formes d’individuation collective différentes et singulières, capable de réaliser des désirs d’épanouissement relationnel et affectif que le système capitaliste réprime ou détourne. Il s’agit ainsi « de se demander d’abord quels sont, aujourd’hui, nos désirs profonds et quelle image nous nous ferions du bonheur si notre imagination pouvait se donner libre cours28 ». Mais il s’agit aussi de ressaisir le sens véritable de la politique : une question liée au choix du mode de vie, des techniques à employer, et à la possibilité d’agencer ces différences sans sacrifier l’hétérogénéité, l’expression multiple de la multiplicité. En ce sens, « l’avenir de la politique n’est plus dans la politique : il est dans ce qui la conteste, la déborde et, par cela même, lui indique le terrain où elle pourrait renaître29 ». Comme pour Deleuze et Guattari, l’émancipation n’est pas du côté de la satisfaction de ses intérêts par l’adhésion aux règles de la compétition universelle, mais du côté de la contestation du système qui impose à tous de jouer selon les mêmes règles pour n’obtenir que le seul bénéfice universellement désirable, à savoir l’argent. Autrement dit, l’évolution et le progrès sont du côté du renversement des valeurs qui inspirent la croissance : plutôt que juger la vie par rapport à un idéal universel du bien (notamment le rendement économique), il s’agit d’évaluer les organisations par rapport au nombre de puissances vitales singulières qu’elles laissent s’épanouir. À celles et ceux qui considèrent cette proposition comme utopique Gorz rétorque qu’

Il y a plus de réalisme, aujourd’hui, à expérimenter de nouvelles manières de vivre, de travailler, de consommer, de produire et de faire plus et mieux avec moins, qu’à croire que les centrales nucléaires permettront de perpétuer le gigantisme et le gaspillage ou qu’un gouvernement de gauche changera notre vie30

La décroissance serait impliquée par cette conception pluraliste de la vie : elle serait la politique qui découle du désir collectif de laisser s’exprimer et s’épanouir le plus grand nombre de singularités, du désir de faire corps avec l’hétérogène plutôt que le dissoudre dans l’identique. La décroissance serait ainsi « créative » en ce qu’elle s’accompagne d’une véritable expérimentation collective et individuelle. Le réalisme de cette position ne peut se justifier qu’en présupposant le principe de multiplicité au fondement de la métaphysique Deleuzienne et de l’ontologie qui en découle.


  1. Anna Longo is a philosopher and program director at the Collège International de Philosophie (France). Recently, she published  Le jeu de l’induction : automatisation de la connaissance et réflexion philosophique (éditions Mimesis 2022). ↩︎
  2. R. Kurzweil, Humanité 2.0. La bible du changement, Paris, éditions M21, 2007, p.59. ↩︎
  3. Ibid., p.36 ↩︎
  4. Ibidem. ↩︎
  5. Ibid., p.61.  ↩︎
  6. R. Kurzweil, Humanité 2.0, op. cit., p. 109.  ↩︎
  7. G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 41-42. ↩︎
  8. Cf. N. Land, “A quick and dirty introduction to accelerationism”, in Jacobite Magazine, 2017. https://web.archive.org/web/20180113012817/https://jacobitemag.com/2017/05/25/a-quick-and-dirty-introduction-to-accelerationism/ ↩︎
  9. Voir N. Land, “Teleoplexi. Notes on Acceleration”, in Accelerate, dirigé par A. Avanessian et R. Mackay, Falmouth, Urbanomic 2014. ↩︎
  10. Voir N. Land, « Circuitries », in Accelerate, op. cit.  ↩︎
  11. N. Georgescu-Roegen, La décroissance. Entropie – Écologie – Économie, Paris, Les Éditions Sang de la terre, 1995.  ↩︎
  12. Ibid., p. 42.  ↩︎
  13. Ibid., p. 52.  ↩︎
  14. Ibid., p. 71.  ↩︎
  15. R. Kurzweil, op. cit., p. 60 ↩︎
  16. Voir N. Land, “Making it with Death: Remarks on Thanatos and Desiring-Production” in Fanged Noumena, édité par R. MacKay et R. Brassier, Falmouth, Urbanomic, 2012. ↩︎
  17. Ibidem. ↩︎
  18. G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-Oedipe, op. cit., p. 400-401. ↩︎
  19. Ibid., p. 401.  ↩︎
  20. Ibid., p. 303.  ↩︎
  21. Ibid., p. 10.  ↩︎
  22. Ibid., p. 404.  ↩︎
  23. Ibid., p. 284.  ↩︎
  24. Ibid., p. 39.  ↩︎
  25. A. Gorz, Écologica, Paris, Galilée, 2008, p. 51.  ↩︎
  26. A. Gorz, Adieux au prolétariat, p. 157. ↩︎
  27. A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, p.  ↩︎
  28. A. Gorz, « La politique n’est plus dans la politique », Le Nouvel Observateur, Lundi 8 mai 1978, p. 57 ↩︎
  29. Ibid. ↩︎
  30. Ibid. ↩︎