Chassez le naturel

Yoann Moreau


Il fut un temps où Yoann Moreau étudiait les mathématiques puis les sciences de la matières à l’IN2P3  (Institut national de physique nucléaire et de physique des particules). Suivit une époque où il se prit d’intérêt pour les sciences humaines, et partit en Amazonie brésilienne mener son premier terrain. Enfin, il devint docteur en Anthropologie avec une thèse intitulée « Vivre avec les catastrophes ». Dramaturge par passion, mais aussi pour financer ses (longues) études, il fit un post-doctorat consacré aux conditions de créations alliant arts de la scène et sciences. Puis il obtint un poste à l’école des Mines de Paris. Il se crut tranquille. Toutefois, alors qu’il était en mission au Japon pour étudier les conséquences de l’accident nucléaire de Fukushima, il finit par troquer ses lunettes d’universitaire contre un masque de plongée. Depuis ce jour, il désherbe des rochers en apnée pour récolter de l’agar-agar. La suite ? Il l’ignore encore. 


« Je distingue deux manières de s’éloigner du naturel, objecta Pegasus II. Celle que vous venez d’évoquer, l’artificialisation, n’est que l’une des facettes du règne des objets techniques. L’autre facette… (une clameur brise la pieuse quiétude de l’assemblée) … comment, je n’entends pas, que dites-vous ? » 

Un homme hurle dans la fosse au sein de la foule et, tandis que le silence tombe autour de lui, on l’entend clairement répéter, avec conviction :

« Va te faire foutre avec ton code à deux balles, putain de binaire ! »

Un retrait circonspect s’opère spontanément entre le semeur de trouble et le reste des gens, visiblement offusqués. Deux membres du service d’ordre commencent à jouer des coudes pour rejoindre l’élément récalcitrant, formant deux sillons opposés, dans la mer des corps gesticulants.

Pegasus II, qui visiblement est le seul maître à bord sur cet océan de gens, ordonne :

« Ne le maltraitez pas. Les Sauvages sont une denrée rare, et indispensable, ils méritent notre respect. La nature a bien le droit de s’exprimer également, par leurs voix. »

Les deux molosses de la sécurité saisissent l’intrus qui n’a pas bougé et les attends les mains sur le dos du crâne. Ils le font basculer au sol d’un balayage de jambes et lui sautent dessus. Tout le monde assiste benoitement au match de catch.

« Messieurs, voyons si cet individu est capable de formuler une pensée élaborée, aussi barbare et poisseux qu’il puisse paraître. Messieurs, messieurs ! Laissez-le dire ce qu’il a sur le cœur. »

Les deux gorilles finissent par relâcher un peu du poids de leurs genoux sur les omoplates du quidam. L’un deux, saisissant ses cheveux, tourne son visage vers l’hologramme de Pegasus II.

« Je t’emmerde le binaire, tu ne sais pas plus qu’eux (malgré sa mobilité réduite, l’homme jeta un regard quasi circulaire à l’adresse des deux brutes et de la foule alentour) ce que signifie avoir du cœur ».

« Détrompez-vous, cher monsieur, je sais parfaitement ce que cela signifie, en voici la définition (le visage en projection s’effaça et apparut un texte idoine, précisant l’expression « avoir du cœur »). En revanche, cher monsieur, je suis effectivement tout à fait incapable de me mettre hors de moi pour défendre ce principe de vie. D’ailleurs cela me conduit inopinément à la deuxième manière de s’éloigner du naturel. Notons qu’elle semble vous faire cruellement défaut cher monsieur car, je vous le donne en mille, la deuxième manière de s’éloigner du naturel est de se civiliser. Et vous manquez terriblement des bases même de la civilité, n’est-ce pas ? »

« Certes ! Mais peut-être pas autant que les deux brutes qui bossent pour vous. Ils ont des … ouch ! »

Le visage du type vient de rejoindre brutalement le sol, écrasé par deux poignes de plomb.

– Vous vous pensez intelligent monsieur, et pourtant vous vous trompez complètement. Ces deux agents sont certainement les plus civilisées de cette assemblée. Pourquoi ?  Je devine votre étonnement. Parce qu’ils œuvrent en faveur de l’ordre, parce qu’ils ont été formés pour maitriser toutes formes de troubles à l’ordre établi. Et comment s’établi un ordre ? Au travers de choix collectifs, aux moyens d’interdits et de lois, de mœurs et de règles progressivement entérinées par la communauté. Pour le dire autrement, les deux individus qui vous maîtrise au sol sont des professionnels du maintien de l’ordre établi, de l’ordre culturellement établi. Leur métier consiste à raisonner, voire à arraisonner, tout ce qui n’est pas civilisé. Et votre comportement ce soir, monsieur, n’est pas civilisé. Vous vous comportez en sauvage, monsieur… Monsieur ? Pardonnez-moi, j’ai platement oublié de vous demander votre nom…

L’homme au sol émet un grognement inaudible, la face écrabouillée contre les dalles d’ibuflexine.

L’hologramme du visage de Pegasus II se déforme, imitant parfaitement le visage déformé de l’homme au sol, et un son enregistré imite parfaitement son grognement inaudible, « GGgrmGLgRmzzZg ». L’assemblée éclate de rire. Pegasus II, savoure. Il sourit béatement de son improbable succès comique, et ajoute :

– Monsieur GGgrmGLgRmzzZg. Voici typiquement le patronyme d’un Sauvage, tellement primitif ! Et votre prénom ?

L’homme parvient à dégager péniblement un bord de sa bouche mais aucun son n’en sort. Pegasus II parvient toutefois à déchiffrer le mouvement de ses lèvres.

– Jean Tomer.

L’homme fait non en agitant l’un de ses doigts restés libre.

– Dégager lui donc un peu plus l’orifice qui lui sert de bouche Messieurs, s’il vous plait, qu’on puisse l’entendre.

L’homme reprend son souffle.

– Merci ! Je disais simplement « je t’emmerde ».

La foule pouffe.

On sent Pegasus II légèrement outré tout de même. Il détourne fièrement son visage vers le reste de l’assemblée. On entend l’homme, hors champ, qui suffoque sous les pognes des deux videurs.

– Je ne comprendrai jamais ce qui tient ce monsieur à cœur, au point d’en venir à se faire humilier publiquement, juste pour proférer des insultes. Aucun débat. Rien. Cela me semble tout à fait absurde. Tellement absurde.

On entend l’homme qui étouffe. Il étouffe. Étouffe. La caméra revient sur lui, les deux brutes se relèvent. Lui reste au sol.

Deux assassins du maintien de l’ordre.

– Quel gâchis, dit Pegasus II, affectant l’expression d’un visage contrit. Et dire…


J’ôte viscéralement mon exoptique et m’épargne la suite du prêche de Pegasus II. Bien entendu je regrette immédiatement ce geste. Ce débranchement inopportun du mƐta allait être consigné dans mon registre biocénique, et j’aurai à m’en expliquer dans les prochaines heures.

Je devrai fournir une explication.

Mais pour l’instant, ce satané Pegasus II, deuxième variant, m’a posé une vraie colle avec ses deux manières de s’éloigner de la nature. L’artifice d’un côté et la culture de l’autre. Autrement dit, pour raisonner avec des figures types (ce qui est toujours plus parlant) : d’un côté les I.A. et de l’autre les êtres civilisés.

Deux manières de chasser le naturel.

Donc, deux manières de revenir au galop.

L’équation me semble inébranlable. Imparable. Je sens comme une brèche en mon for intérieur, une fissure au parfum de forêt.

Je connais assez bien l’une des deux façons de galoper, ayant souvent été conduit, autrefois, à faire des civilités et à devoir, ensuite, me défouler dans le sport, la violence, le sexe et la pornographie. Mais je n’ai jamais envisagé, jusqu’à présent, la seconde manière. Comment revient le naturel pour une I.A. ? Quelle est sa « part maudite » ?

Je me tourne vers Dai-chan, amoureusement endormi sur sa planche de surf. Hormis les hippies comme lui, la chasse au naturel serait donc quasi universelle. La civilisation, par la technique autant que par les symboles, est un processus de déracinement, une mise au ban de la nature.

« Merde, c’est donc pourquoi… que… »

Les fils de ma pensée s’empêtrent soudain dans des méandres insoupçonnés. Un poids immense s’amasse sur ma poitrine, et m’oppresse. Je ne parviens plus à respirer, une masse sombre engloutit progressivement tout l’horizon que j’ai fugacement aperçu.

Je sens l’exoptique glisser d’entre mes doigts et attends le bruit de sa chute sur le sol, mais c’est mon corps tout entier qui bascule.

J’attends le bruit de ma chute.

Rien ne vient.

Que du silence. Et les battements d’un cœur, surgissant du lointain. Au galop.

Une chaleur reforme peu à peu les contours de mon corps, elle m’accompagne dans mon effort pour revenir. J’aperçois une sorte de menhir qui se met lentement à craqueler. Des fils ténus en jaillissent, qui écartent encore un peu plus chaque interstice. Le menhir est sur le point d’exploser, infiniment fissuré. Mais il finit par reposer simplement au milieu du vide, suspendu dans une sorte de toile d’araignée cosmique, nimbé de lumière.

Cette lumière provient des terminaisons de la toile, entre des paupières, mes paupières. Derrière ces paupières, je trouve le visage de Dai-chan.

Je suis dans ses bras, à moitié allongé au sol.

« Merde, c’est donc pourquoi… l’intelligence artificielle ressemble tant aux humains. »

Dai-chan, d’abord surpris, éclate de rire. Je distingue ses amygdales frétiller comme deux gardes du corps aux aguets.

« Et vice et versa ».

« Tout à fait » je lui réponds avec flegme. « Dis, Dai-chan, si je ne veux pas finir étouffé sous deux molosses, faut vite que je trouve une explication à mon geste. »

« Ok. Quel geste ? »

Je lui explique mon problème dans le menu détail.

« Tu diras que j’ai fait un cauchemar et que tu es venu me réveiller pour m’en sortir. »

« Parfait ! »

Je pousse un soupir de soulagement. Depuis d’édit Peg-10aA, l’aide aux personnes en train de cauchemarder est effectivement devenu une priorité d’ordre A, passible de non-assistance à personne en danger.

J’ai un alibi.

« Merci Dai-chan. Tu peux retourner dormir sur ta planche de surf. »

Le droïde s’offusque légèrement, fait une mine de dépit, mais obtempère diligemment. Il passe prendre un oreiller au passage, puis s’allonge avec grâce et dédain.

Les premières générations de droïdes forcent un peu trop sur l’expression des sentiments supposés adéquats, mais ils ont ma préférence pour deux raisons. Un, ils sont indépendants (ils ne sont pas connectés en permanence au mƐta). Deux, ils ont la capacité de dormir, de dormir vraiment (c’est-à-dire de se déconnecter de leur environnement immédiat). Et aussi trois, ils sont exceptionnellement robustes. Dai-chan a plus de 900 ans et rien ne rouille, ni la silicone, ni le reste. Autant dire qu’il constitue la plus ancienne relique de mon patrimoine familial, hormis les parcelles de vignobles de Beaujolais, sur Terre.

Je m’allonge près de lui, lui piquant son oreiller au passage. Je me calle la tête sur son flanc.

« Avoir du cœur » dis-je, à haute voix, sans y penser.

« Et pas un menhir », ajoute Dai-chan, en me reprenant l’oreiller.

« Mais tu ne dors pas, toi ? »

« Si. »

Il sourit à s’en déboulonner les mâchoires, le salaud.

« Tu sais, je me sens bizarre, Dai-chan. J’ai alternativement chaud puis froid, j’avais envie de m’allonger et j’ai déjà envie de me relever.

« Ce pourrait être des émotions, maître. »

« Des émotions ! »

J’avais oublié ce concept. Personne ne croit aux émotions de nos jours, c’est presque aussi archaïque que de vouloir croire en une divinité créatrice.

Je me retourne, lui repique son oreiller, et enfouis ma tête dedans.

Je commence à envisager le pire : avoir du cœur.


C’est bien ce que je disais, chassez le naturel, il revient au galop. Et dire que je ne sais pas encore que, moi aussi, je suis un droïde.